Une nouvelle en lecture libre 👀
Auteur : Sylvie Joubert
A mon grand-père maternel
Si tu le veux
Je m’éveille sur la plage, groggy et sonné, avec l’impression bizarre d’avoir reçu en pleine face l’uppercut d’un orang-outan. Ma tête oscille de droite à gauche comme la flèche d’une boussole incertaine de la direction. La sensation d’avoir bourlingué dans l’espace-temps me pousse à reprendre contact avec le sol.
Personne à l’horizon, hormis un goéland plongeant vers la surface des eaux d’une hauteur d’un mètre, puis repartant aussitôt dans les airs. Ce piaf railleur est sublime et roi dans son royaume, moi, je ressemble à une loque échouée en costume flanelle.
Bon sang, mais qu’est-ce que je fous là ? Mon pantalon, ma chemise et mon gilet n’étant pas entachés de vomissures, j’en déduis que l’eau-de-vie de vin qui me met parfois la gueule en palissandre n’est pour rien dans le trouble qui m’assaille... Même pas mal aux cheveux !
Une minute plus tard… ou bien un an ?
Une silhouette au loin s’approche du rivage. Un gars rondouillard aboute sa canne à pêche, lance la ligne avant de poser son large fessier sur un minuscule seau bien courageux, attendant sans doute que la mer lui apporte un festin. Ce rite connu de tous les pêcheurs m’est familier ; si je ne me souviens plus de grand-chose, je sais que l’hameçon, le plomb oblong, le flotteur et le vivier n’ont aucun secret pour moi. Idem pour le ragoût de poisson qui s’ensuit avec son ail, ses tomates bien mûres, ses poivrons et son huile d’olive, dont les saveurs restent à portée de ma mémoire : je n’ai donc pas tout oublié, c’est déjà ça !
Accompagnant la parole d’un geste de la main, j’interpelle le gros bonhomme pour lui souhaiter bonne chance.
- Bonne pêche, l’ami !
Plus préoccupé par les appels de son ventre que par ma présence, le type sort de sa poche un casse-croûte qu’il s’empresse d’ingurgiter, sans répondre à mon salut amical. Seule la mer me donne la réplique, portant jusqu’à mes sens la symphonie inachevée des vagues ainsi que le parfum iodé de son écume moussante, source d’un bonheur indescriptible. Mes mains s’enfoncent dans le sable frais pour retenir l’intensité de ce moment présent.
Quelque chose me transperce, ce n’est pas le trident de Poséidon, non, il s’agit plutôt d’une mémoire vive que je n’identifie pas. Se pourrait-il que ce bain de sable réactive une émotion perdue ? On dirait bien que oui. À cet instant, l’eau, le sel et la matière organique malmenée par le mouvement de la mer m’apparaissent comme LA réponse, LA raison pour laquelle je me trouve au bord de cette méditerranée, un peu désemparé et mis K.O. par un orang-outan imaginaire.
Pourquoi suis-je là ? Qui suis-je ? L’incertitude règne, car rien dans la situation présente ne me semble logique ou rationnel, pourtant je sais que la vérité est ici et pas ailleurs. Quelle vérité ? Oh, bien sûr, je ne parle pas de la vérité de mon voisin qui se régale en ce moment de son repas pris sur le pouce ni de celle du monde, je parle de la mienne : celle de Louis.
Deux minutes plus tard… ou bien deux ans ?
Je me prénomme Louis et j’erre sur le sable, près de Canet-en-Roussillon, mais mon esprit fragile ne reconnaît rien : ni le lieu, ni les bâtisses, ni ces rares passants pressés et renfrognés. Mon meilleur ami, Alfred, habite près d’ici à Perpignan, je connais cette station balnéaire depuis toujours… Ai-je bien dit « toujours » ? Quel mot opaque et fascinant !
J’ai oublié le sens de certains mots, on dirait que l’uppercut de l’orang-outan a transformé ma cervelle en pâté de tête. Je ressemble à un cuisinier capable de préparer une recette, mais souffrant d’une perte du goût. Je ressemble à cet homme se réveillant en pleine nuit, nu comme un ver et planté comme un couillon au milieu de sa chambre ; le type veut aller à droite pour pisser, mais il part à gauche sans jamais trouver la bonne porte… La suite, on la connaît !
Alfred, je m’en rappelle bien, mon pote bosse à la Compagnie centrale de tramways électriques. Je nous revois pêcher ensemble le maquereau et la sardine sur le chalutier de son père. On s’est perdus de vue, impossible de me rappeler pour quelle raison.
Où est ce putain de tramway ? Si je ne le trouve pas, je devrai rentrer chez moi à pinces ou me faire transporter par une bonne âme.
Trois minutes plus tard… ou bien trois ans ?
Ouf… Au fil de mes pas, petit à petit, la lumière revient. D’un côté, c’est rassurant, ça prouve que je ne suis pas barjot ou pas vraiment. De l’autre, je dois avouer que la lumière n’éclaire pas encore tous les étages de ma mémoire, des pans entiers restent dans la pénombre. Mais j’ai bon espoir !
Si j’en crois mes souvenirs, surgissant de-ci de-là, il semble que je sois un gars originaire de Sansa, un petit village en altitude non loin d’ici, entre Font-Romeu et Prades. J’ai l’image d’une bâtisse en cailloux de rivière tapissée de débris de terre cuite, elle est adossée au flanc d’une montagne ; également, des coteaux de vignes à perte de vue.
Mon rêve n’est pas d’être vigneron, plutôt de devenir marin ou sous-marinier, de partir loin d’ici pour aller visiter le monde en traversant les mers et les océans. Si je ne l’ai pas encore fait, c’est à cause de mes deux loupiots qui ont encore besoin de leur papa.
Cette idée du grand large m’exalte et m’effraie à la fois, sans que je sache pourquoi.
Merci Seigneur ! On dirait que le puzzle de ma vie est en cours d’assemblage. Cela ne m’explique toujours pas ce que je fous là, ni la raison qui me conduit à me retrouver à des dizaines de kilomètres de chez moi, errant sur le sable comme une âme en peine. Suis-je venu à pied ou à bicyclette ?
C’est le ramdam et le boxon dans ma tête. J’ai entendu dire qu’un homme en pleine santé peut perdre la caboche, puis la recouvrer soudainement. En attendant, je suis dans de beaux draps : quel capitaine ou amiral voudraient d’un marin qui perd le nord ?
Un coureur à pied passe à deux encablures en sautillant ; je me dirige vers lui dans l’espoir d’obtenir de l’aide, prenant la tête d’un pauvre bougre afin qu’il ait pitié de moi et vienne à mon secours. Tandis que j’approche de lui, je n’en crois pas mes yeux, c’est un géant ultra musclé et tout noir des pieds à la tête, le genre que tu évites de contrarier. Je veux juste qu’il m’indique le chemin le plus court vers mon village.
- S’il vous plaît, M’sieur, Hep, pouvez-vous me dire comment me rendre à Sansa ? Ohé, s’il vous plaît, attendez, ne partez pas, j’ai besoin d’un renseignement ! hurlé-je.
Merde, l’Ostrogoth a foutu le camp sans s’arrêter ni se retourner. Dans quel monde vivons-nous ? À Sansa, les voisins vous répondent quand on leur parle, on y a encore le respect des autres, pas ici apparemment. Une fois à la maison, je compte bien dormir tout mon saoul pour recouvrer la totalité de la mémoire.
Sansa c’est chez moi et mon foyer m’appelle, j’ai hâte de retrouver sa poignée d’habitants, ma famille aussi ; je dois y aller coûte que coûte, je le sais et je le sens. La conviction de devoir y retourner m’obsède, comme s’il s’agissait d’une urgence, d’une nécessité, presque d’un ordre de Dieu en personne.
Je revois l’église romane trônant au cœur du village, je perçois le tintamarre de sa petite cloche faisant battre la chamade à mon cœur d’humain. Tout est si réel que je me demande si je n’y suis pas déjà, en ce moment même, comme si le seul fait d’y penser m’y conduisait malgré moi.
Quatre minutes plus tard… ou bien quatre ans ?
En contrebas du village, l’église de Sansa et sa nef m’accueillent tel un mendiant à ses pieds. Je salue mon petit village de pierres et d'ardoises, son chemin menant vers le Pla de l’Orri où se trouve la bergerie, sa rivière de Cabrils et son climat de montagne. Il me semble que rien n’a changé par rapport à mon souvenir. Au loin, un bruit de moteur que je n’identifie pas se fait entendre, il ne ressemble pas à celui que font les automobiles.
Voici enfin ma maison, j’accours vers elle comme on se précipite dans les bras de sa bien-aimée. J’ai tellement hâte de retrouver mes proches, sans doute me cherchent-ils ! Les connaissant, je suis sûr qu’ils se font du mouron, mais moins que moi qui ne comprends pas ce que je suis en train de vivre. Je compte sur eux pour m’aider à remettre du bon sens et de l’ordre dans mes pensées.
Tiens, la porte d’entrée est grande ouverte, je m’en approche sans la reconnaître. Celle que j’avais fabriquée de mes mains, puis installée à la sueur de mon front, était à double battant ainsi qu’en bois de pin et ornée en sa partie basse de motifs de losanges. Celle-ci est constituée d’un simple battant recouvert de peinture blanche et d’une poignée ; quant au heurtoir en fer forgé en forme d’ancre de marine qui recouvrait l’ancienne, lui aussi a disparu ! Mes parents adoraient pourtant cette porte, pour quelle raison l’ont-ils changée ? Il faut que j’aie une explication avec eux à ce sujet.
Franchissant l’antre de ma demeure je pénètre en terre étrangère, car tout y est différent. Un chat roux, que je ne connais pas, passe devant moi en me fixant de ses yeux verts interrogateurs. Après quelques secondes d’hésitation, le miaou se colle puis se recolle à mes basques en ronronnant, me souhaitant la bienvenue dans son langage à lui. Bizarre, nous avons notre chien, Max, pour garder les bêtes, mais pas de chat. Comme le dit souvent mon père : pas de souris à la maison, pas de chat.
À ma grande stupeur, je n’identifie que les murs ainsi que de rares objets ; c’est le cas de cette massive armoire en bois de merisier recouverte d’une corniche moulurée. Sur une étagère, j’aperçois aussi la boîte en bois aux Saintes Huiles et ses trois récipients en étain, elle m’avait été offerte par mon oncle à son retour de mission. Au fond de la pièce, voici la chaise à bascule sur laquelle ma mère reprise et tricote chaque soir. N’est-elle pas en train de gigoter en ce moment même, d’avant en arrière ? Je me précipite vers elle, le cœur plein d’espoir, constatant dépité qu’une autre femme l’occupe, mais ce n’est pas ma mère.
- Que faites-vous là, qui êtes-vous ? dis-je, indigné par cette usurpation de chaise.
- Arrête le feu sous la casserole, mon chéri, et appelle ta sœur, car il est l’heure de manger ! lance à haute voix l’inconnue en direction de la pièce adjacente.
Je reviens à l’assaut :
- C’est le fauteuil de ma mère. Où est-elle ?
- Oui mam, je m’en occupe, réplique une jeune voix venant de la pièce voisine.
En moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, je franchis l’espace me séparant de la jeune voix. Un adolescent pousse une casserole fumante, puis vocifère en direction de l’étage supérieur :
- Manon, à table ! Grouille-toi, les pâtes sont prêtes.
À l’identique de la mystérieuse femme, le non moins mystérieux adolescent feint d’ignorer ma présence. Je suis donc chez moi, entouré d’inconnus faisant mine de ne pas me voir ni m’entendre ; si c’est une blague, j’avoue qu’elle est très réussie et que chacun tient son rôle à la perfection.
Cinq minutes plus tard… ou bien cinq ans ?
Attablés devant un plat fumant, la femme et le garçon se coupent tour à tour du pain sans même me regarder. Tel un enfant blessé, je me réfugie sur le seul objet rassurant me reliant à mon passé : la chaise à bascule de cette mère absente. Tandis que les couverts commencent leur tintamarre gourmand, une jeune fille brune, à peine plus âgée que le garçon, apparaît dans l’embrasure de porte. Prenant place autour de la table, elle m’honore d’un sourire laissant supposer qu’elle ne compte pas m’ignorer, contrairement aux deux autres.
La femme presse la jeune fille :
- Assieds-toi, Manon. Il faut manger, car ton frère doit partir dans trente minutes.
Après le repas, Manon me fait signe de la suivre d’un discret mouvement de la tête. Je m’exécute, heureux d’avoir un interlocuteur au comportement normal. Sa chambre à l’étage est en réalité la mienne, celle de mon enfance et de toutes les étapes de ma vie, mais rien n’est comme je l’avais laissé. Ce n’est pas mon lit, ni mon armoire. Je remarque que toutes mes planches d’illustration de bateaux et de sous-marins, que j’affectionne particulièrement, ont disparu.
Stupéfait, je cherche une explication à ce chamboulement :
- Qu’avez-vous fait de ma chambre ?
Hésitante, la jeune fille bafouille :
- Ta chambre ?… Ah, d’accord, donc tu ne sais pas ?… Tu n’es pas au jus ?… Tu ne vois pas ?… OK !
Sa logorrhée interrogative m’agace, je monte le ton :
- Qui vous a donné l’autorisation de vous installer chez nous. Où est ma famille ?
- Attends-moi, je reviens dans une minute ! répond-elle en se levant, nullement effrayée par mon courroux.
Manon se dirige vers une autre pièce, je l’entends ouvrir puis fermer à maintes reprises des tiroirs, comme si elle cherchait quelque chose d’oublié et de relégué dans un coin perdu. Revenant quelques minutes plus tard, les bras chargés d’un épais registre poussiéreux qu’elle dépose sur son lit, elle m’invite à la rejoindre à ses côtés, tout en me tutoyant comme si nous étions de vieilles connaissances.
- Viens, regardons ensemble cet album.
À cet instant, j’ai l’intuition que je suis à deux doigts de découvrir quelque chose d’important, de sacré, bref, de sacrément important. La délivrance sonne à ma porte, j’en suis certain ; il me semble de plus en plus clair que cette jeune personne détient la clé de sortie de la confusion qui m’enserre et me tient prisonnier.
Un soupçon de compassion à mon égard transparaît tout à coup dans ses yeux, elle me demande :
- Es-tu prêt ?
Par un hochement de tête lui signifiant que oui, Manon entrouvre de ses mains délicates le livre des révélations qui va bouleverser mon âme.
Ici et maintenant
À l’instar d’une petite maman faisant la lecture à son enfant afin que son âme s’apaise, Manon égrène pour moi les pages de l’album suranné. Par cet acte, elle m’invite à faire en sa compagnie un voyage dans le temps, jusqu’à ce que l’image sépia d’un sous-marin attire tout particulièrement mon attention. En dessous de celle-ci, on aperçoit un commentaire rédigé à la main : "le Joule, mise en service le 10 mai 1912 et je suis à bord".
Au vu de l’insistance dont je fais preuve et de l’attention particulière que je porte à cette photo, Manon insiste :
- Est-ce que cela te rappelle quelque chose, Louis ? Regarde bien les personnes sur la partie haute, près du périscope.
Comment connaît-elle mon prénom ? Cela aussi je l’ignore, mais, au point où j’en suis, plus rien ne m’étonne. Le tutoiement étant de mise, j’enchaîne sur le même ton :
- Oui, ce bâtiment ne m’est pas inconnu, il fait remonter des souvenirs et des sensations. Le Joule m’est familier, et puis je reconnais quelques types sur la photo. Chaque recoin de ce submersible me revient en mémoire : les couchettes, le pavillon, la coursive et même les latrines… J’y étais, oui, c’est ça, j’y étais, j’en suis sûr ! Toi, tu sais que j’y étais, n’est-ce pas ?
Son hochement de tête de haut en bas confirme ma supposition.
- C’est pour ça que je te montre cet album. Bon, c’est bien, on avance ! lance-t-elle sur un ton encourageant.
La photo impromptue du sous-marin Joule ouvre en grand les vannes du souvenir, libérant un geyser d’images, telle une vapeur longtemps compressée.
Nous y sommes, mon passé refait surface... Je me nomme Louis François, je suis Quartier-Maître électricien sur le Joule, un sous-marin missionné pour des patrouilles en mer Adriatique. Loin de ma famille et des vignes de Sansa, je prends un jour la décision de devenir militaire dans les forces sous-marines. Les deux premières années exaucent tous mes vœux de sous-marinier en herbe, la suite sera plus douloureuse.
Mes souvenirs sont là, avec le sentiment que tout se passait hier.
À la suite de la déclaration de guerre, notre bâtiment et son équipage sont affectés aux forces navales de l’expédition des Dardanelles vers 1915. À cette époque, je perds plusieurs camarades embarqués sur d’autres bâtiments et envoyés vers différentes missions de guerre. Les larmes perlent sur mes joues, car mes amis dorment cette même année au fond de l’eau, « Pour l’honneur de la France », paraît-il ! Mais l’honneur de la France ne parvient pas à me faire accepter leur mort ni à éloigner le chagrin.
Au fil des mois, la lassitude m’envahit et me brise de l’intérieur. Je supporte mal l’obscurité presque constante, car un sous-marin sous l’eau est aveugle en profondeur. Surtout, je pense à mes enfants attendant leur père, à ma femme aussi, j’aurais dû y réfléchir avant : je suis un con de première catégorie.
L’impression d’étouffer dans cette boite de sardines m’insupporte chaque jour un peu plus, quant aux manques d’espace et d’air pur, ils deviennent obsédants. J’ai juste envie d’être ailleurs, de respirer au grand air, de sentir le soleil et le vent prendre possession de mon corps. Lorsque le Joule remonte et flotte en surface, que les purges sont fermées et les ballasts remplis d'air, je renais. À chaque ouverture du sas, le vent frais vient à nouveau fouetter mon visage : Le vent souffle dans ma tête tout le temps, il chasse les nuages, les gros, ceux qui font couler les yeux. C’est bien pratique le vent. Le vent aide mon cœur à repartir.
Je comprends trop tard que je me suis trompé de vocation, mais impossible de faire marche arrière… En avant toutes, comme disent les marins !
Manon place devant moi d’autres photos troublantes : celles de mes parents, de mon épouse adorée et de mes enfants, lorsque, soudain, la femme de tout à l’heure ouvre la porte de la chambre, puis pénètre dans la pièce en s’adressant à Manon.
- Ma chérie, je file à Perpignan faire des courses. Tes affaires de plongée sont près de la malle contenant les palmes, la bouteille et le détendeur. Surtout, sois prudente, un accident est si vite arrivé...
Surprise par le vieil album déposé sur les jambes de Manon et par l’intérêt que sa fille porte à la photo du sous-marin d’antan, elle ajoute avant de se retirer :
- Que fais-tu avec ces anciennes photos de famille ? Ah, tu t’intéresses au sous-marin de l’arrière-grand-père qui n’est jamais revenu de sa mission ? Pauvres gens, c’est triste quand on y pense !
Une fois sa mère partie, Manon m’adresse un regard insistant.
-Tu as compris maintenant ?
Bien que sidéré par ces révélations successives, je valide par un signe de tête.
- Je crois que oui.
Manon ferme l’album d’un coup sec, bien décidée à lâcher l’ultime vérité.
- Tu es mon arrière-grand-père, j’ai immédiatement reconnu ton visage grâce à cet album qui est dans la maison depuis des générations. Je pensais que la photo de ton sous-marin t’aiderait à te rappeler de ton passé : il paraît qu’il a heurté une mine en mai 1915, et tu étais à bord. Désolée. Tu sais maintenant qui tu es, où tu es, mais je ne sais pas pourquoi tu es là.
Sur le ton de la confidence, Manon ajoute :
- Louis, je peux te l’avouer, depuis que je suis petite je vois les personnes comme toi…
- … Les morts, tu veux dire ?
- C’est ça, acquiesce-t-elle. Il ne faut pas en vouloir à ma mère ni à mon frère, ils ignoraient que tu étais ici. Il n’y a que moi qui sais et vois ce genre de chose.
Le puzzle est terminé et la délivrance est là, tout reprend sa place à la vitesse de l’éclair. Recouvrant la pleine conscience ainsi que le contrôle de mes ailes célestes, j’embrasse désormais toute chose : ma destination, l’objet de ma rencontre avec mon arrière-petite-fille et la vanité du temps.
Avec tendresse, je réponds à la question de Manon :
- Tu te demandes pourquoi je suis là ? Je viens de le comprendre. Écoute bien ce que je vais te dire ! Un jour lointain tu me rejoindras, mais ce n’est pas l’heure. À compter d’ici et maintenant, je serai à tes côtés dans les mers et les océans du monde, sache que tu pourras toujours compter sur ma protection. Lors de tes plongées en eau profonde, je veillerai à ce qu’il ne t’arrive rien afin que tu remontes saine et sauve… Pas comme moi !
Je deviendrai ton air et ton vent, ton guide de palanquée et ton ange gardien, Si tu le veux !
SJ, été 2023